59
Le Christ pleurait des larmes de sang lorsque la lune passa dans son dos.
Le vitrail prit vie avec la lumière argentée qui soulignait ses couleurs.
Brady avança prudemment pour s’arrêter au milieu de la chapelle.
Aucun membre de la Tribu ne bougea.
— Je m’appelle Hadès. Tu es perspicace, commenta le chef. Pour avoir découvert notre sanctuaire sous l’hôtel. Et brave pour t’y être rendu.
— Ou inconscient, murmura Brady.
— Non, je ne pense pas.
Brady fut stupéfait qu’il puisse l’avoir entendu, l’homme avait une ouïe exceptionnelle.
Les souterrains, ils y développent certains sens plus que d’autres, c’est tout…
— Tu n’es pas venu à nous par hasard, continua Hadès. Nous t’avons menacé, nous t’avons effrayé, et pourtant, tu as persévéré. Quelque chose en nous t’a motivé.
— Le dégoût.
Un rictus étira la bouche de Hadès.
— Non, au fond, je ne crois pas, dit-il. De la fascination plutôt.
— J’ai vu ce dont vous êtes capables… pires que des bêtes.
— Chez Clay, n’est-ce pas ?
— Vous avez mis le feu à sa baraque et il était dedans !
— À qui la faute ? Nous ne l’avons pas ligoté ! D’après ce qu’il nous a dit, c’est toi le responsable.
— Vous le saviez ? Vous saviez qu’il était à l’intérieur ? Et vous ne l’avez même pas détaché ?
— Ce qui est arrivé est regrettable, pour la collection de films j’entends. Mais c’est mieux ainsi. Clay n’est qu’un dommage collatéral.
— C’est aussi vrai pour Rubis ?
— Sacrément appétissante, n’est-ce pas ? Tu as vu la vidéo sur son site Internet ? C’était son rituel d’initiation, son petit ami nous l’a offerte. Contre de l’argent, tu imagines ?
— Ne vous dédouanez pas ! C’est vous les porcs !
— Et c’est pourtant lui, son petit ami, qui a eu l’idée de mettre la vidéo en ligne, pour montrer de quoi sa protégée était capable !
— Vous l’avez foutue en l’air. Rubis est morte par votre faute !
— Nous n’avons pas fait les règles de cet univers, répliqua Hadès très lentement. Si nous sommes des prédateurs, tant mieux pour la survie de notre espèce. Si l’homme est un jouisseur, alors profitons-en. S’il y a des gens plus faibles que d’autres, la loi de la jungle s’applique, il en a toujours été ainsi. Nous ne faisons que remettre au goût du jour ce que le vernis de cette société s’efforce de gommer, d’oublier.
Ses crocs apparaissaient par intermittence, incisives, canines, toutes biseautées et acérées.
— Ne me dites pas que tout ça n’est que pour la jouissance, protesta Brady un ton plus haut.
— Et pour quoi d’autre ? L’argent ? Non… Nous n’en avons guère besoin, nous n’en manquons pas. Ce n’est qu’une question de plaisir. L’intensité du plaisir. Jouir sans tabou. De tout. Avec tout.
— Vous avez violé Rubis ! Vous avez violé son âme ! s’emporta le journaliste qui ne parvenait pas à oublier les images.
Les pointes luisantes se découvrirent toutes, en même temps, sur un sourire démoniaque. Avec ses lèvres noires, Hadès ressemblait à un clown terrifiant.
— Répandre sa semence à l’intérieur de sa chair, tu sais ce que ça procure comme sensation ? Vois-tu, s’il y a tant de mecs qui détestent mettre des capotes, c’est parce que ça leur coupe la chique ! C’est parce que jouir dans une femme, sans retenue ni barrage, c’est frôler l’éternité ! La possibilité d’une transmission ! Alors imagine ce que c’est que d’enfouir ta semence directement dans sa chair ! Ce n’est plus la possibilité d’une transmission, c’est la garantie que tu feras partie d’elle jusqu’à son dernier souffle, que tu seras un peu dans chaque progéniture qu’expulsera son ventre ! Elle ne t’a pas offert son vagin, non, tu lui as pris tout son être, jusqu’à te diluer dans son âme !
— Des malades, voilà ce que vous êtes… des malades, murmura Brady en enfouissant sa main dans sa poche.
Il palpa la crosse de son arme, prêt à la sortir.
— Ne nous jette pas la pierre, articula doucement Hadès.
Il aime cette situation, remarqua Brady. Partager son insanité, jouer la comédie du vampire…
Non, il ne feint pas, il est sincère. C’est un dingue, un psychopathe. La vie dans les souterrains en a fait une bête qui n’a plus aucun respect pour rien, encore moins pour ceux qui vivent à la surface, ceux qui l’ont rejeté ou ignoré.
Alors quel avait été le déclic ? Comment étaient-ils passés de SDF à ces idoles nocturnes ?
— Toi aussi, si tu goûtais ce bonheur, tu ne pourrais plus t’en passer, ajouta Hadès.
— Ne nous comparez pas, je n’ai rien en commun avec vous.
— Hypocrite. Tu es un homme. Tous les hommes sont perpétuellement en quête d’une jouissance.
Brady défit la sécurité du revolver.
Je vise les cuisses. Un par un. Je suis encore à distance, j’ai le temps. Ensuite une balle pour chacun, entre les jambes, pour les priver à jamais de ce qui leur est le plus précieux.
Malgré la certitude que sa liberté et sa rédemption l’attendaient après ce geste, il ne parvenait pas à brandir l’arme.
— Laisse-toi aller, rejoins-nous, proposa Hadès en levant l’index. Laisse-nous planter nos crocs en toi, faire de ta dépouille un sanctuaire et te montrer la voie.
Sous son ongle, Brady aperçut un rectangle miroitant. Un morceau de lame de rasoir. Son artifice pour découper proprement et sans danger les plaies qu’il suçait pour s’approprier une vie, pour signifier qu’il possédait cette personne. Rubis. Le petit livreur totalement soumis. Combien d’autres ?
— Votre place est dans un asile…
— Tu parles sans connaître la saveur de notre vérité.
Hadès semblait sûr de lui, détenteur d’un savoir universel.
— Voilà ce que je te propose, continua Hadès, prouve que tu peux t’éloigner de nous et plus jamais la Tribu ne t’approchera, toi et ceux que tu aimes.
Sa voix résonnait dans la nef, comme s’il était partout à la fois.
— Comment ? demanda Brady, les jambes chancelantes.
— En jouant à Orphée et Eurydice.
— Je ne joue pas avec vous, objecta Brady.
— Tu as tort, nous savons transformer une vie en enfer, il serait malheureux que… comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah, oui ! Annabel devienne l’héroïne, non consentante, d’un de nos petits films…
— Laissez ma femme en dehors de ça ! aboya Brady en braquant le Smith & Wesson vers Hadès.
Le visage du monstre s’altéra. Puis se décomposa. Non de peur, mais de rage.
— Nous t’offrons une solution de paix et toi tu nous menaces avec ton arme ridicule ? s’écria-t-il d’une voix plus grave encore.
— Laissez ma femme en dehors de ça, répéta Brady entre ses dents.
— Alors joue avec nous ! Rien que cette fois. Et nous saurons qui tu es.
— Que dois-je faire ?
Le canon tremblait.
— Tu connais la légende d’Orphée et Eurydice ? Orphée, inconsolable de la mort de sa femme, parvient au cœur des Enfers pour la récupérer. Hadès, suzerain du monde souterrain, lui accorda le droit de reprendre Eurydice à la condition qu’il ne se retourne pas jusqu’à la sortie des Enfers. Voilà ce que tu dois faire, sortir d’ici sans jamais te retourner. Sous aucun prétexte.
— Et ensuite j’ai votre parole que vous nous oublierez ?
— Tant que tu te tiendras à distance, nous respecterons la nôtre.
Brady réfléchissait. Où était le coup fourré ?
Ça ne peut pas être aussi simple, pas avec eux.
Mais c’était peut-être sa dernière chance de retrouver la paix.
— J’accepte, dit-il en baissant le bras.
— Alors tout ce que tu as à faire c’est nous montrer ton dos, une bonne fois pour toutes, t’en aller, et surtout, surtout ne pas te retourner. Quoi que tu entendes.
Brady acquiesça mollement. Scrutant les faciès de chacun et le rictus pervers qu’ils affichaient.
Il les haïssait.
— Celui qui s’approche pendant que je m’éloigne, je lui colle une balle dans le cerveau, est-ce clair ?
— Personne ne s’approchera, assura Hadès. Je suis peut-être un criminel à tes yeux, sache cependant que j’ai une parole et une seule. Va, rentre chez toi, prouve-nous que tu peux vivre en ignorant la promesse de notre jouissance. Et ne te retourne pas, tant que tu n’auras pas quitté ce cimetière.
Brady resserra sa poigne sur la crosse, il avait les mains moites. Puis il les toisa un par un avant de pivoter.
La sortie lui sembla soudain bien plus lointaine qu’elle n’aurait dû.
Au bout d’un interminable corridor de pierre, bordé de cierges par centaines.
Il avança un pied, aux aguets, prêt à faire volte-face en cas de danger.
Les flammes tremblaient légèrement dans le courant d’air.
La pénombre bleutée de la nuit se découpait entre les deux battants, un paysage d’ombres floues, l’extérieur n’avait pas plus de consistance qu’un désir.
Le feulement d’un long tissu en train de glisser alerta Brady.
Que faisaient-ils ?
Une plainte. Un gémissement.
Aigu. Terrifié.
Féminin.